SHOBOGENZO
Traduction Française du Shobogenzo, œuvre majeure de Maître Dogen.
Au XIIIème siècle de notre ère, Maître Dogen a conçu et exprimé la notion d’Etre-Temps qui résonne curieusement dans notre esprit avec le concept d’espace-temps d’Einstein.
C’est du temps absolu qu’il s’agit ici. En réalité, même si cela dépasse notre entendement ordinaire, nous pouvons faire l’expérience profonde en zazen du temps absolu, total et entier. L’Etre-Temps est donc notre véritable vie tout autant que celle de l’univers…
Souvent nous pensons que le temps est comme un fleuve qui emmène les phénomènes loin de nous. Mais si ici et maintenant devient fort, nous voyons que tout est présent éternel. Tous les phénomènes sont inclus dans un instant de zazen. C’est ainsi que l’Etre-Temps embrasse tous les phénomènes, présents, passés et futurs.
Un Bouddha éternel [ Maître Yakusan Igen] dit :
Tantôt émergeant au sommet de la plus haute montagne,
Tantôt nageant au fond de l’océan le plus profond.
Tantôt doté de trois têtes et de huit bras,
Tantôt paré d’un corps doré de six ou trois mètres.
Tantôt un bâton ou un chasse-mouches,
Tantôt un pilier ou une lanterne.
Tantôt le troisième fils de Chang ou le quatrième fils de Lee,
Tantôt la Terre et l’espace.
Dans ce terme « tantôt », le Temps est déjà exactement Existence, et toute l’Existence est Temps. Le corps doré de six ou trois mètres est lui-même le Temps. Parce qu’il est le Temps, il possède la resplendissante clarté du Temps. Nous devons considérer cela comme les vingt-quatre heures d’aujourd’hui même. Les trois têtes et les huit bras sont le Temps lui-même.
Parce qu’elles sont le Temps, elles sont complètement les vingt-quatre heures de ce jour. Nous ne pouvons jamais mesurer combien les vingt-quatre heures de cette journée sont longues ou distendues ni combien elles sont courtes et urgentes ; pourtant nous les appelons « vingt-quatre heures ». Les contraintes et les traces du Temps qui vient et passe sont claires, de sorte que personne n’en doute. Nul n’en doute, mais ça ne signifie pas pour autant qu’on le connaisse.
Les doutes que nous éprouvons par nature, en tant qu’êtres vivants, au sujet de toute chose et de tout fait que nous ne connaissons pas, sont dénués de substance; pour cette raison, l’histoire passée de nos doutes ne rencontre jamais exactement nos doutes actuels. Pourtant, nous pouvons affirmer que ces doutes sont en tout état de cause le Temps lui-même. Nous harmonisons notre moi, et nous voyons l’Univers entier. Chaque individu et chaque objet de cet univers peuvent être vus comme des moments du Temps.
L’objet ne dérange aucun autre objet, de la même manière qu’un moment du Temps ne perturbe aucun autre moment du Temps. Pour cette raison, des décisions sont prises dans un même laps de Temps, et il y a des laps de Temps durant lesquels la même décision est prise. La pratique et la réalisation de la Vérité sont également ainsi. Accordant notre moi à la vérité, nous voyons de quoi il s’agit. La vérité selon laquelle nous sommes nous-mêmes le Temps est ainsi. Nous devrions mettre en pratique le fait que, selon cette vérité, la Terre entière inclut la multitude des phénomènes et les centaines de choses, et chaque phénomène et chaque chose existe dans la Terre entière. Cette sorte de questionnement est un premier pas sur la pratique de la Voie.
Lorsque nous entrons dans le champ de l’ineffable, il y a seulement la chose et le phénomène, concrètement, ici et maintenant, au-delà de la compréhension ou de la non-compréhension des phénomènes et des choses. Parce que l’existence réelle est seulement ce moment exact, tous les moments de l’Etre-Temps sont la totalité du Temps, sont également toutes les choses et tous les phénomènes existants, et toutes les choses et tous les phénomènes existants sont le Temps. Toute l’Existence, tout l’Univers, existent dans chaque moment du Temps. Prenons un délai de réflexion pour nous demander si oui ou non aucun morceau de l’ensemble de l’Existence ou de l’ensemble de l’Univers ne se serait échappé du moment de Temps présent.
Bien sûr dans le temps tel que le conçoit l’homme du commun qui ne pratique pas la Voie du Bouddha il y a des vues et des opinions ; en entendant « Etre-Temps » il pense : « Tantôt je fus un démon à trois têtes et huit bras, et tantôt je fus paré d’un corps doré de six ou trois mètres. C’est un peu comme traverser une rivière puis traverser une montagne. La montagne et la rivière existent encore, mais maintenant que je les ai traversées et que je vis dans un palais somptueux aux tours laquées, la montagne et la rivière sont aussi loin de moi que le paradis l’est de la Terre. »
Cependant un raisonnement exact n’est pas limité à ces considérations. En réalité, lorsque j’escaladais une montagne ou que je traversais une rivière, j’y étais dans ce Temps. Il y avait présence du Temps en moi. Et j’existe ici et maintenant, donc le Temps ne peut avoir disparu. Si le Temps n’a pas une forme qui vient et passe, le Temps où on escalade une montagne est le présent en tant qu’Etre-Temps. Même si le Temps garde la forme qui vient et passe, je détiens ce moment présent d’Etre-Temps, qui est lui-même l’Etre-Temps.
Comment le Temps où j’escaladais la montagne ou traversais la rivière pourrait-il manquer d’avaler ou de recracher ce Temps présent où je suis dans mon palais somptueux aux tours laquées ? Les trois têtes et les huit bras étaient le Temps hier ; le corps doré de six ou trois mètres est le Temps aujourd’hui. Même ainsi, le principe bouddhiste d’hier et d’aujourd’hui concerne seulement les moments où nous allons dans les montagnes contempler mille ou dix-mille sommets ; il ne concerne pas ce qui est passé. Les trois têtes et les huit bras passent instantanément en tant que mon Etre-Temps ; bien qu’ils semblent lointains, ils sont des moments du présent.
Les choses étant ainsi, les pins sont le Temps, et les bambous sont le Temps. Nous ne devrions pas comprendre seulement que le Temps passe. Nous ne devrions pas apprendre que « passer » est l’unique capacité du Temps. Si nous laissons le Temps disparaître, des trous vont se former dans le tissu du Temps. Ceux qui ne parviennent à expérimenter et entendre la vérité de l’Etre-Temps échappent à cette réalité parce qu’ils ne voient que le Temps qui passe.
Pour en saisir et exprimer le point essentiel, disons que tout ce qui existe, dans tout l’Univers, est aligné en une suite de moments et est simultanément ce moment du Temps. Parce que le Temps est l’Etre-Temps, il est mon Etre-Temps. L’Etre-Temps a la vertu de passer dans une suite de moments. C’est-à-dire qu’à partir d’aujourd’hui, il passe en une suite de moments à demain ; d’aujourd’hui il passe en une suite de moments à hier ; d’hier il passe en une suite de moments à aujourd’hui ; d’aujourd’hui il passe en une suite de moments à aujourd’hui ; de demain il passe en une suite de moments à demain.
Parce que le passage par une suite de moments est une vertu du Temps, les moments du passé et du présent ne sont pas empilés les uns au-dessus des autres ni alignés en une rangée ; et pour la même raison Seigen est le Temps, Obaku est le Temps, et Kozei et Sekito sont le Temps. Parce que le sujet-et-objet sont déjà le Temps, pratiquer et expérimenter sont des moments du Temps. Se débattre dans la vie quotidienne est le Temps. L’opinion de l’homme du commun aujourd’hui, et les causes et les conditions de cette opinion, sont ce que l’homme du commun expérimente, mais ne sont pas la Réalité dans laquelle il vit. La Réalité, pour le moment, a produit un homme du commun selon les causes et les conditions.
Etant donné que selon sa compréhension ce Temps et cette Existence sont autres que la Réalité elle-même, il estime que « le corps doré de six mètres est au-delà de moi. » Les tentatives d’évacuer le problème en pensant « Je ne serai jamais le corps doré de six mètres » sont pourtant aussi des instants de l’Etre-Temps ; elles en sont des aperçus par une personne qui doit encore en réaliser l’expérience et apprendre à s’y adosser. L’Etre-Temps qui provoque aussi l’ordonnancement des heures tel que nous le connaissons aujourd’hui, est apparition et disparition ineffable et conforme à sa place dans le Dharma. Minuit est le Temps, et quatre heures du matin est le Temps ; les êtres vivants sont le Temps, et les bouddhas sont le temps.
Ce Temps expérimente tout l’Univers à l’aide de trois têtes et huit bras, et à l’aide du corps doré de six mètres. Réaliser universellement l’Univers entier à l’aide de l’Univers entier est appelé « réalisation parfaite ». L’actualisation du corps doré de six mètres à l’aide du corps doré de six mètres se produit comme réalisation de l’esprit, pratique, éveil et nirvana ; c’est l’Existence elle-même et le Temps lui-même. Ce n’est rien d’autre que la réalisation parfaite de la totalité du Temps comme totalité de l’Existence ; il n’y a rien de plus. Parce que quoi que ce soit de plus est seulement quelque chose de plus, même un moment de l’Etre-Temps à moitié réalisé est la réalisation parfaite de la moitié de l’Etre-Temps.
Même les instants où nous semblons errer à cause de nos négligences sont également l’Existence. Si nous nous abandonnons à l’Existence, même les moments qui suivent et précèdent ces errances demeurent à leur place en tant qu’Etre-Temps. Demeurer à notre place dans le Dharma dans un état d’activité vigoureuse est seulement l’Etre-Temps. Nous ne devrions pas en perturber la manifestation en le qualifiant de « non-existence », ni l’appeler à tort « Existence ». Considérant le Temps, nous nous évertuons à le comprendre comme un flux qui s’écoule inlassablement ; nous ne le comprenons pas intellectuellement comme ce qui est encore à venir. Bien que même la compréhension intellectuelle soit le Temps, aucune circonstance n’est jamais influencée par cela. Les sacs de peaux humains reconnaissent le temps comme apparaissant et disparaissant ; nul ne l’a pénétré dans sa réalité d’Etre-Temps demeurant constant : comment a fortiori quiconque pourrait avoir expérimenté le Temps dans son unité ?
Même parmi ceux qui sont conscients de demeurer à leur place, qui peut exprimer l’état qui consiste à déjà avoir atteint l’ineffable ? Même parmi ceux qui prétendent être ainsi depuis longtemps, il n’y en a aucun qui ne cherche à tâtons la manifestation de ses caractéristiques réelles. Si nous laissons même l’éveil et le nirvana tels qu’ils sont dans l’Etre-Temps de l’homme du commun, même l’éveil et le nirvana sont essentiellement une forme qui apparaît et disparaît – l’Etre-Temps.
Pour résumer, sans que cessent les filets ni les cages, l’Etre-Temps est réalisé. Les rois et les myriades d’êtres célestes, surgissant à droite puis à gauche, sont l’Etre-Temps dans lequel nous nous exerçons à la Voie. Partout, les êtres de l’Etre-Temps des terres et des mers entrent dans la réalisation par notre propre pratique. Toutes les sortes d’êtres qui vivent dans l’Etre-Temps, dans la lumière ou dans l’ombre, sont tous la réalisation de notre propre effort, et la continuation d’un moment à l’autre de cet effort.
Nous devrions appliquer le fait que sans la continuation de moment en moment de notre effort dans le présent, aucun phénomène ni aucune chose ne peut être réalisée ou ne peut continuer à être réalisée d’un moment au suivant. Nous ne devrions jamais considérer que le passage d’un moment à l’autre est comme le mouvement d’est en ouest du vent et de la pluie. Tout l’Univers n’est ni au-delà du mouvement et du changement, ni au-delà du progrès et de la régression ; il est passage d’un moment à l’autre.
Un exemple de passage momentané du Temps est le printemps. Le printemps possède d’innombrables aspects, que nous appelons « le temps qui passe ». Nous devrions appliquer le fait que le passage momentané du temps continue sans qu’il y ait aucune chose qui y soit extérieure. Le passage momentané du printemps, par exemple, s’écoule inévitablement, moment après moment, à travers le printemps lui-même. Ça ne signifie pas que le passage momentané du temps soit le printemps ; mais plutôt, disons que comme le printemps est le passage momentané du temps, le temps qui passe a déjà réalisé la vérité dans l’ici et maintenant du printemps.
Nous devons réfléchir à cela en détail, le reprenant encore et encore. Si nous pensons, lorsque nous parlons du passage momentané du temps, que les circonstances sont seulement des choses extérieures indépendantes, tandis que quelque chose qui peut passer de moment en moment se déplace vers l’est à travers des centaines et des milliers de mondes et de kalpas, alors nous échouons à nous dévouer seulement à notre pratique Bouddhiste.
Le grand Mâitre Yakusan Kodo [Yakusan Igen], selon cette histoire, suivant la suggestion du grand Maître Musai [Sekito Kisen], visita le Maître Zen Kozei Daijaku [Baso]. Il demanda : « J’ai plus ou moins clarifié l’apport des trois véhicules et les douze divisions de l’enseignement. Mais quelle était l’intention du Maître ancien [Bodhidharma] en venant de l’Ouest ? »
Ainsi interrogé, Le Maître Zen Daijaku dit : « Tantôt je lui fais lever le sourcil ou cligner de l’œil, tantôt je ne lui fais pas lever le sourcil ni cligner de l’œil ; parfois lui faire lever un sourcil ou cligner de l’œil est approprié, et parfois c’est inapproprié. »
En entendant cela, Yakusan obtint une grande réalisation et dit à Daijaku : « Dans la communauté de Sekito j’étais pareil à un moustique qui s’attaque à un bœuf de fer. »
Ce que dit Daijaku n’est pas semblable à ce que d’autres diraient. Ses sourcils et ses yeux peuvent être les montagnes et les océans, parce que les montagnes et les océans sont ses sourcils et ses yeux. Dans l’action de soulever un sourcil, il peut contempler les montagnes ; et dans l’action de cligner de l’œil, il peut régner sur les océans. Etre adéquat à toute situation lui est devenu familier, et il y a été amené par l’enseignement. Ne pas accomplir d’action juste n’est pas forcément synonyme de ne pas agir, et ne pas agir ne signifie pas forcément ne pas accomplir d’action juste. Toutes ces situations sont l’Etre-Temps.
Les montagnes sont le Temps, et les océans sont le Temps. Sans le Temps, les montagnes et les océans ne pourraient exister : nous ne pouvons dénier que le Temps existe dans les montagnes et les océans ici et maintenant. Si le Temps se désintègre, les montagnes et les océans se désintègrent. Si le Temps n’est pas sujet à la désintégration, les montagnes et les océans n’y sont pas sujets non plus. En accord avec cette vérité l’étoile brillante apparaît, le Thatagata apparaît, l’œil du Dharma apparaît, cueillir une fleur apparaît, et ceci est seulement le Temps. Sans le Temps, rien ne serait ainsi.
Le Maître Zen Kisho de la province de Shoken est un descendant de Rinzai dans le Dharma, et le successeur légitime de Shuzan. Un jour il s’adressa ainsi à son assemblée :
Tantôt la volonté est présente mais les mots sont absents,
Tantôt les mots sont présents mais la volonté est absente,
Tantôt la volonté et les mots sont présents,
Tantôt la volonté et les mots sont absents.
La volonté et les mots sont l’Etre-Temps. La présence et l’absence sont l’Etre-Temps. Le moment de présence n’est pas fini, mais le moment d’absence a surgi – la volonté est l’âne et les mots sont le cheval ; les chevaux ont pris forme dans des mots et les ânes ont pris forme dans la volonté. La présence ne dépend pas de l’apparition, et l’absence ne dépend pas de ce qui n’est pas apparu. L’Etre-Temps est ainsi. La présence est restreinte par la présence elle-même, elle n’est pas restreinte par l’absence. L’absence est restreinte par l’absence elle-même, elle n’est pas restreinte par la présence. La volonté oblitère la volonté et rencontre la volonté. Les mots sont les mots. La restriction est la restriction. C’est le Temps. La restriction est utilisée par les dharmas objectifs, mais la restriction qui restreint les dharmas objectifs n’est jamais apparue.
Je rencontre un être humain, un humain rencontre un autre être humain, je me rencontre moi-même, et la manifestation se rencontre elle-même. Sans le Temps, il ne pourrait en être ainsi. De plus, la volonté est le Temps de l’univers réalisé, les mots sont le Temps du pivot de la réalité, la présence est le Temps sans substance, et l’absence est le Temps soit de se tenir au sujet soit de l’abandonner. Nous devrions établir des distinctions, et nous devrions actualiser l’Etre-Temps, de cette manière. Bien que de vénérables patriarches se soient exprimés comme ils l’ont fait, comment pourrait-il n’y avoir rien d’autre à ajouter ? Aussi j’aimerais dire :
La demi-présence de la volonté et des mots est l’Etre-Temps.
La demi-absence de la volonté et des mots est l’Etre-Temps.
Il devrait y avoir recherche et expérience ainsi.